Publications - Stèle
Jean-Michel Solvès est radicalement peintre, ou plus précisément mélancoliquement peintre, dans son combat entre la matière et l'esprit, acharnement convulsif à vouloir saisir la peinture dans un moment ultime. Acharnement douloureux dans lequel s'origine l'œuvre qui vient se situer au sein d'un hors temps, à la lisière du chaos, en une fragile équilibre entre le créé et l'incréé. Moment de genèse organique des formes où le jaillissement se doit d'être maitrisé, et la matière stabilisée. Des sensations corporelles deviennent de l'art en tant que tel, se basant, au delà d'un réalisme ou d'une figuration précise, sur l'expérience et l'intuition.
C'est dans l'advenir, dans la métamorphose de la figure seule, évidée, pleine, qui n'est à chaque fois ni tout à la fait la même, ni tout à fait une autre, que réside l'émotion de manière plus intense que dans une forme finie, achevée.
Ce tropisme vers un mythe originel justifie la persistance de la figure comme racine commune.
Silhouette suffisamment imprécise pour interdire une reconnaissance et qui atteste qu'après la mise à distance du narratif, de l'historique, chaque être trouve son équivalent dans chaque être.
L'omniprésence de ce corps, qui par une scansion systématique perd tout reliquat d'individualité, libère l'œuvre du thème et l'aspire vers la peinture pure, dans un dépassement du visible.
Ainsi l'urgence devient la peinture, l'impulsion qui accouche l'image. Par une saturation de la toile, la figure se soustrait à la matière, ne subsistant que dans la difficulté de se situer, plane et irrégulière, avec force et justesse dans un espace qu'elle tend à envahir, pour s'y développer de façon autonome.
Par les placages, les empreintes, les superpositions de métal, de bois, de matières plus usées qu'usagées, par l'installation, l'œuvre atteint la monumentalité et devient un évènement où toile et peinture ne font qu'un, où la figure devenue translucide préfère la réminiscence à l'empreinte.
Évènement organique obéissant au cycle apparition-dispararition, croissance-décroissance, rythmé par la matière lumière qui de sculpteur devient révélateur, transperçant la figure sans la détruire, mais la divulguant dans son essentialité, équivalent plastique du mythe de la caverne.
Révélant à la fois une présence et une absence, les stèles d'ardoise viennent entériner la dérobade de la figure. Cette dernière perçue comme un vide dans le champ visuel, se reconstitue plus par le regard que par une vérification tactile, et par là existe dans sa propre négation, comme un manque qui concentre la vision. Le fond est dans la figure autant que la figure est dans le fond; tous deux s'affrontant par une substitution de l'un à l'autre, dans un champ fascinatoire où le corps s'abolit comme ruiné par une présence concurrente, monstrueuse.
De la torsion des corps et du métal, à la frontalité des stèles, émerge le désir de forger une trace.
De laisser persister la capacité de percevoir les êtres comme des subsistances ou des ferments, de les faire exister comme des présences nécessaires et silencieuses. Silence qui prolonge le cri, le déchirement.
Philippe Vergne 1990